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Le Pont de la Rivière de l'Est

 

UN OBSTACLE DE TAILLE

 

De tout temps la rivière de l'Est a été le cours d'eau le plus redouté des Réunionnais. Ses rives abruptes, sombres et élevés, son débit important quelle que soit la période de l'année ne lui confère pas un aspect engageant. De plus, contrairement à ce qui s'est fait ailleurs dans l'île, nul n'a osé en coloniser les îlettes tant les abords sont impressionnants.

Jusqu'en 1861 on peut passer d'une rive à l'autre soit en utilisant un petit pont suspendu réservé aux piétons, soit un radier, près de la mer, pour les charrettes et les voitures particulières.
«On a passé, pendant plusieurs années, la rivière de l'Est sur une passerelle dont le tablier, soutenu par huit câbles en fil de fer tordu, avait cent six mètres de longueur. La distance totale entre les poutres d'amarrage était de cent soixante-trois mètres trente-cinq. Cette cons-truction élégante, exécutée par M.Vasseur, a dû être démolie après la livraison du grand pont établi enfin sur cette rivière», peut-on lire dans Géographie de La Réunion.

Mais cette construction, qui n'est pas la première du genre, reste peu sûre. Bien des ponts ont été construits sur ce cours d'eau. Cependant le gonflement de la rivière est tel qu'aucune construction, jusqu'alors, n'y a résisté. Les ponts ont souvent été détruits par les eaux, la boue et les pierres que draine le torrent. Il ne se passe pas une décennie sans que le pont en place ne soit emporté, isolant cette partie de l'île, la privant pour un temps, de tout ravitaillement et l'empêchant d'exporter ses produits

. En dehors de Mafate et de Cilaos, cette région est la plus isolée de l'île. Pourtant la population, composée de petits planteurs de cannes ou de vanille, et de pêcheurs, y est assez importante. Et lorsque le pont est emporté il ne reste plus aux habitants du coin qu'à parcourir de longs trajets jusqu'à Saint Joseph.
Ce problème de pont est très important, quand on sait, qu'en ce début de siècle, le principal lien stratégique demeure la route. Le «chemin de ligne» de la partie Sous-le-Vent avait été fait parallèlement à la route de ceinture «au cas où cette dernière serait interceptée par l'ennemi». Il devient donc urgent que la colonie fasse les frais d'un vrai pont non soumis aux caprices de la rivière.

En 1861, l'ingénieur Bonnin étudie un projet de pont suspendu sur la rivière de l'Est. Ce pont devrait être construit à plusieurs kilomètres en amont du pont existant déjà, donc éloigné de la mer.

Par ailleurs en cet endroit, la hauteur des berges place le pont envisagé à quarante-cinq mètres au-dessus du niveau normal de la rivière. En 1862, après acceptation du projet par le ministère des Colonies et déblocage des crédits, la construction du pont suspendu commence. Mais cinq ans plus tard, soit en 1867, les travaux sont interrompus : la colonie n'a plus les moyens de poursuivre son achèvement.
Or ce pont ou cette ébauche de pont a déjà coûté à La Réunion trois cent quatre mille francs.

Dans une lettre qu'il adresse au gouverneur de La Réunion le 12 févier 1868, l'entrepreneur Louis Julien écrit: «(Je me devais) de vous entretenir des préjudices que m'occasionnait la suspension des travaux du pont de la rivière de l'Est. La durée de mon entreprise, quoique n'étant pas parfaitement définie par le marché, ne pouvait dépasser quatre années...l'intention de l'administration était de terminer les travaux le plus tôt possible...
Or, il y a six ans bientôt que les travaux sont commencés. Pour l'année 1868, l'allocation budgétaire a été supprimée et je ne sais quand elle sera rétablie en présence de la situation financière du pays... Mon marché me lie à l'Administration; je dois toujours me tenir prêt à reprendre les travaux à la première réquisition; il ne m'est donc pas possible d'entreprendre de nouveaux travaux et je suis forcé de rester dans l'inaction...».

Mais malgé les récriminations, rien n'y fait: la colonie n'a pas les moyens d'achever le pont. Seule la pile de droite a été entièrement achevée, tandis que celle de gauche est amorcée. Le pont restera en l'état et la colonie continue de dépenser d'assez grosses sommes pour payer les intérêts des emprunts.

 


En févier 1890, lorsque les travaux auront repris, la Patrie Créole pourra écrire: «... le gigantesque projet conçu par l'ingénieur en chef Bonnin, de ponter cette redoutable et capricieuse rivière recevait dès 1863 un commencement d'exécution... Plusieurs votes pris successivement chaque année avaient assuré la marche régulière des travaux jusqu'en 1867... Mais à défaut de ressources disponibles eut lieu brusquement la cessation des travaux... L'oeuvre grandiose qui allait faire honneur autant à l'homme d'initiative qui l'avait conçue qu'à la colonie elle-même, fut ainsi reléguée dans les cartons administratifs où elle dormit paisiblement pendant vingt-deux ans immobilisée, sans profit pour personne...». En fait, selon le calcul auquel s'est livré la Patrie Créole, entre le montant des intérêts et l'entretien de la passerelle pendant ces vingt-deux années, la somme totale s'élèverait à huit cent cinquante-huit mille quatre cents francs, «c'est-à-dire ce que devait approximativement coûter le pont livré à la circulation». Il en résulte donc de l'abandon des travaux une aggravation des dettes de la Colonie et, en prime, la ruine d'un entrepreneur. Et pendant ces vingt-deux ans, on continuera à utiliser la passerelle et les radiers.

LE PONT SUSPENDU

En 1888 le Conseil Général décide de reprendre le dossier de la rivière de l'Est. Mais ce n'est pas tant dans l'intérêt des populations délaissées de l'Est. Non! Si le Conseil général découvre subitement la nécessité d'un pont dans cette région , c'est tout simplement parce qu'une délégation de conseillers généraux, en mission à Sainte-Rose, a failli être emporté par les eaux au passage du radier. La peur ayant fait son effet les conseillers généraux se décident donc de passer à l'action. Le chef du service des Ponts et Chaussées est chargé, par le Conseil privé du gouverneur, d'étudier un nouveau projet de pont. M. Buttié, tel est le nom de cet homme, demande, en 1890, à la compagnie Eiffel de Paris d'étudier deux projets de pont «en arc», c'est-à-dire avec une assise métallique encastrée dans le roc. Le 5 mars 1891, l'ingénieur Buttié, informe le gouverneur de la réponse de la compagnie: «La compagnie Eiffel nous a répondu par l'envoi de deux projets complets s'élevant, le premier à deux cent trente cinq mille francs, et le second à trois cent treize mille francs». Il faut cependant ajouter à ces chiffres les coûts de transport des pièces qui doivent toutes être expédiées de France, de même que la solde d'ingénieurs et ouvriers qui seraient envoyés sur place afin de diriger les travaux. En fait les projets s'élèveraient respectivement à quatre cents et quatre cent cinquante mille francs.

Parallèlement Buttié s'adresse à un ingénieur de France, M. Arnodin, spécialisé dans la construction de ponts suspendus. En effet, suite au vu du Conseil général, le gouverneur a décidé de demander à Arnodin ce que coûterait la poursuite du projet Bonnin, ceci dans le souci de ne pas se laisser perdre les constructions déjà réalisées et qui ont, rappelons-le, coûté fort cher.
En fait cette idée de continuer le projet primitif, est à mettre à l'actif de M. Jullidière, directeur du service des Travaux publics aux Ponts et Chaussées. Dans un rapport daté du 2 juillet 1888 il en explique les raisons : «...le travail (du «pont Bonnier») a été poussé si loin que l'on pourrait considérer comme peu sage d'abandonner des ouvrages déjà faits ou de les modifier à grands frais. Une pareille manière de faire ne pourrait se justifier que si l'on jugeait le projet de M. Bonin radicalement mauvais ou inexécutable.

Ce n'est heureusement pas le cas... les travaux déjà exécutés sont :

1°/ la culée de la rive droite tout entière,

2°/ les fondations de celles de la rive gauche,

3°/ les rampes d'accès reliant le nouveau pont à la route nationale, moins trois trançons formant une longueur de cinq cents mètres».

La colonie a donc le choix entre trois projets principaux. Le 7 juin 1891, M. Buttié communique au gouverneur un rapport indiquant les avantages et les inconvénients des trois projets ainsi qu'une estimation des coûts:

- le premier projet de la compagnie Eiffel «est un pont fixe en arc d'acier avec tablier en bois qui coûterait quatre cent trente cinq mille francs».

 

 

 

- le second, de la même société, «est également un arc en acier, mais avec un tablier en tôle et une chaussée empierrée; il coûterait quatre cent quatre vingt cinq mille francs

- enfin le dernier projet, celui de l'ingénieur Arnodin «constructeur spécial des ponts suspendus, et déjà presque entièrement exécuté en ce qui concerne les maçonneries, ne coûterait que deux cent quatre vingt cinq mille francs

Le choix paraît donc, pour Buttié, évident.
Or les comparaisons de solidité et de coût feraient nettement pencher la balance en faveur d'un pont fixe. En effet les devis fournis par l'ingénieur Arnodin ne portent que sur ce qui reste à faire et la dépense totale pour le pont suspendu, vu l'augmentation du coût des matériaux, porterait la somme totale à six cent trente-cinq mille francs!
Dans son rapport, Buttié, après avoir présenté les avantages et les inconvénients de la construction d'un pont en arc d'acier, insiste sur les avantages qu'il y aurait à poursuivre le pont conçu par M. Bonin: «Dans l'état actuel des choses, tous les ouvrages de maçonnries sauf l'assise de couronnement des pratiques, sont achevés et disposés pour recevoir un pont suspendu. Ils ne peuvent être utilisés dans la construction d'un pont fixe en arc...,


le prix de revient des démolitions serait presque aussi élevé que celui des matériaux neufs qu'on se procure facilement sur les lieux-mêmes...» . Il ne reste plus au chef du service des Ponts et Chaussées qu'à lever les craintes de l'administration envers les ponts suspendus.
En effet divers accidents se sont produits en France et à l'étranger, le plus grave étant la chute du pont d'Angers en 1850. Finalement le Conseil général décide de continuer ce qui a été commencé en 1861. D'autant que les dernières réticences s'envolent lorsque l'on apprend que les récents perfectionnements apportés à ce système sont justement dus à l'ingénieur Arnodin.

Hormis quelques modifications, le projet adopté par le Conseil général est le même que celui de 1861. Deux piles en maçonnerie montées sur les rives supportent une série de câbles d'acier qui soutiennent un pont avec un tablier en bois d'une longueur de cent quarante-neuf mètres environ. Le projet Jullidière-Annodin est adopté en 1892 par le ministère des colonies. Les devis, détaillant les moindres frais, laisse même une marge d'erreur évaluée à mille quatre-vingt dix francs en tant que «somme à valoir pour l'imprévu...» . L'estimation du coût total se monte à deux cent quatre-vingt-cinq mille francs.

 

 

 

A la fin des travaux il s'avèrera même que la dépense définitive sera à peine supérieure à celle prévue en 1891. Commandé à la fin de l'année 1892, le pont arrive en éléments en avril 1893. Son assemblage débute sur le champ. Les travaux durent huit mois et au début de l'année 1894 le pont est enfin livré à la circulation.

Sa construction nécessitera l'emploi de 8 tonnes d'acier, doux forgé, 25 tonnes de fonte, 16 tonnes de fil de fer forgé, 61 tonnes de tôles, une tonne d'alliage fusible... Inauguré en 1894 par le gouvernement Danel,

Inauguré par le gouverneur la même année, le pont suspendu de la rivière de l'Est se revèle dune grande solidité. Pour preuve l'avalasse de 1927, suivie de glissements de terrain qui provoqueront une terrible montée des eaux. La boue, les roches, bien qu'atteignant le tablier du pont, ne mettront pas ce dernier en danger. Il restera ainsi en service jusqu'en 1979. De 1861 à 1894, la réalisation du pont suspendu de la rivière de l'Est aura demandé trente-trois ans !

2001©Clicanoo.com - Le Journal de l'île -

Le pont de nos jours



26/04/2007
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